samedi 21 décembre 2013

Pour aller plus loin : le vide.

 Actuellement, dans la physique moderne, on considère que le vide n’est pas le rien, c’est-à-dire l’absence de tout mais un espace dans lequel les molécules sont fortement raréfiées. Ainsi pour faire le « vide », on prend une enceinte étanche et une pompe à vide et on « enlève » l’air présent dans la cuve. Un vide d'air considéré comme très poussé, on le nomme « ultravide », correspond à une pression de l'ordre de 10-9  Pascal (symbole : Pa). Pour donner un ordre d'idée, la pression atmosphérique au niveau de la mer (0 m d'altitude) est de 1013 hPa.
         De plus, la mécanique quantique confère au vide une énergie que les chercheurs tentent d’évaluer car elle pourrait jouer un rôle crucial dans l’évolution de l’Univers. Le vide est au cœur des débats scientifiques, une fois de plus, car son histoire débute au V° siècle avant notre ère.

1/: Le vide, une question philosophique pour les grecs


          Pour comprendre les  débuts de la notion de vide, il nous faut remonter à l'Antiquité grecque. Au VII° et VI° avant l’ère chrétienne, une cité de l’Asie mineure, Milet, donnait naissance aux premiers philosophes grecs suivants : Thalès, Anaximandre et Anaximène qui ont marqué l’histoire de la pensée, car ils ont réfléchi sur la conception du monde issu d’une source unique autre que divine. Pour Thalès tout était eau ; Anaximandre a essayé d’expliquer le monde à partir d’un principe unique qu’il appelait "apeiron" (il s’agissait pour lui d’une substance indéfinie et éternelle) ; Anaximène a choisi pour principe un élément naturel : l’air.


          Héraclite d’Ephèse, philosophe un peu postérieur à Anaximène, voyait le monde comme Un (il constitue une seule entité), sphérique et en mouvement. S’il s’était posé la question de ce qu’il y avait au-delà des limites du Un, cela l’aurait peut-être conduit à évoquer la notion de vide.

          La notion est plus abordée avec les pythagoriciens puisqu’elle interviendra dans leur cosmologie. Pour les pythagoriciens le monde est une continuité et le vide existe, notamment à l’extérieur du monde sphérique. Mais le vide se trouve également dans les nombres et résulte de la « respiration » de l’Un. Le vide fait partie intégrante de l’interprétation des nombres. On peut s’en faire une image en considérant une séquence continue de nombres qui serait brisée par le vide pour engendrer les entiers naturels, ceux-ci formant une séquence discontinue. L’école pythagoricienne admet l’existence du vide qui sépare les nombres et permet le passage de l’Un au multiple.


          C’est avec les premiers atomistes grecs Leucippe et Démocrite au cinquième siècle avant notre ère que le vide devient un principe. Pour les atomistes, le vide avait autant d’existence que les atomes, corps minuscules et indivisibles censés, selon eux, constituer le monde matériel : « l’être n’a pas plus d’existence que le non-être, parce que le vide n’existe pas moins que le corps. ». Le vide existe à l’extérieur des atomes, il est même illimité mais n’existe pas à l’intérieur des atomes. Les atomes qui possèdent plusieurs formes s’imbriquent les uns dans les autres pour former le monde matériel et se déplacent dans le vide. Pour Démocrite, ce sont les chocs qu’ils subissent les uns contre les autres qui expliquent leur mouvement et le mouvement perpétuel des atomes en découle. Cicéron dira (au premier siècle avant notre ère) dans Des fins : « le mouvement des atomes n’a pas eu de commencement et est éternel »

Aristote en compagnie de Platon, L'école d'Athènes (détail), de Raphaël.  
           Aristote (384 av. J.-C. ; 322 av. J.-C. ), à l’inverse, est un grand détracteur du vide. Etant donné la renommée acquise par ce philosophe, sa physique, adaptée par l'Eglise au XIII° siècle par Thomas d'Aquin notamment, sera beaucoup enseignée et peu critiquée jusqu’à la fin du XVI° siècle. Aristote conçoit le monde comme sphérique donc délimité tout comme Platon avant lui. Il ne peut y avoir de mouvement si le vide existe. Au-delà de ce monde, il n’y a rien, ni Temps, ni lieu, ni matière, ni vide. Le monde est constitué des quatre éléments d’Empédocle (le feu, l’eau, l’air et la terre) et ils subissent l’action de l’humide, du sec, du chaud et du froid. Seul le monde sensible existe et il exclut donc les particules invisibles, les atomes de Démocrite par exemple. Pour Aristote, il existe deux types de mouvements : le mouvement forcé ou naturel. L’exemple d’une pierre lancée va nous permettre de bien comprendre sa pensée. La pierre subit, dans un premier temps, la poussée due à la main de l’homme. Dans un second temps, le projectile est poussé par l’air qui a reçu une impulsion initiale. Dans le vide, ce genre de mouvement devient impossible. La cohérence du monde sensible d’Aristote est le point fort de sa théorie. S’il admet l’existence du vide, cela remet en cause sa conception du mouvement, mais également sa conception du monde qui deviendrait alors illimité et non pas sphérique.



          Nous allons enfin évoquer les thèses de l’école stoïcienne dont le fondateur fut Zénon de Cittium qui était le disciple de Parménide au III° siècle avant notre ère. Ils définissent deux principes : la matière et le pneuma. La matière est passive et subit donc l’action du pneuma, le souffle divin qui se propage pour que la providence divine inonde le monde. C’est la respiration de « l’Etre » et devient impossible s’il existe des intervalles vides parce qu’ils empêcheraient la propagation de l’onde divine : la matière est donc continue. Cependant les stoïciens admettaient l’existence du vide au-delà des limites du monde. C’est l’Etre qui donne les limites au vide et le monde des stoïciens vit en osmose avec ce vide infini.

Et comme toujours, un bon dessin vaut mieux qu'un long discours :





2/: quelques siècles plus tard

          Aristote, surnommé « le philosophe » au XII° siècle, influence la pensée médiévale. C’est grâce à Gérard de Crémone que sa physique s’est révélé dans le monde chrétien. Cependant, en 1270, l’Eglise réagit contre la suprématie de l’enseignement d’Aristote qui contredisait certains dogmes chrétiens. C'est alors que Thomas d'Aquin entreprend le "christianisation" de la physique aristotélicienne. Cette réaction va inciter les maitres médiévaux à envisager la possibilité d’une création – tout du moins divine – d’un espace vide. Des avis contraires à ceux d’Aristote se sont alors exprimés (Duns Scot ou Jean Buridan par exemple, bien que ces deux physiciens nient l'existence du vide).
          Quelques rares savants, comme Nicolas Oresme soutiennent l’existence du vide en dehors du monde délimité par une sphère, mais n’arrivent pas à accepter l’existence de ce vide à l’intérieur.

          Au XVIième siècle, dans l’Italie de la Renaissance, on assiste au retour du platonisme et de l’atomisme sur le devant de la scène, deux doctrines qui s’opposent à l’aristotélisme, bien que ce dernier demeure encore prépondérant. De ce fait, les anciens débats sur le vide ressurgissent.

Giordano Bruno
          Francesco Patrizi, croyait à l’infinité de l’Univers et à l’existence du vide et propose ces deux idées dans son livre De spacio physico et mathematico publié en 1587. En effet, ce dernier pense que les espaces vides existent s’ils sont minuscules. De même que des petites quantités d’air sont répandues dans le sable, on peut supposer que de petites quantités d’espace vide sont répandues entre les particules d’air. Il a, par ailleurs, cherché à démontrer que l’Univers infini, au-delà du monde, est un espace totalement vide, en avançant l’idée que le vide était antérieur à l’existence du monde. 
          Giordani Bruno a considérablement influencé la remise en question des idées reçues sur l’infini grâce à son œuvre De l’infinito, universo e mondi, publiée en 1584. Il considère, en effet, que l’univers est infini, car si le monde était fini, qu’existe-t-il à l’extérieur de ses frontières ? Selon Aristote : absolument rien ! 
Le « rien » d’Aristote est devenu le vide pour Bruno.


          On peut citer Galilée qui a travaillé sur ce sujet. En effet, ce grand physicien censuré par l’Eglise transmet ses connaissances dans Discours (qu’il publie quelques temps avant de mourir en 1638) à l’aide d’une conversation entre trois personnages sur le thème de la science. Salviati est son porte parole, Simplicio tient le rôle de l’Arstotélicien quelque peu rétrograde et Sagredo interprète un personnage à l’esprit ouvert qui accorde aux démonstrations et aux expériences une place importante. Galilée envisageait la présence de petit espace de vide dans la matière. Lors de ses recherches sur la chute des corps, il pense aussi au vide comme un cas limite en déclarant que deux corps de masse distincte et ayant des formes différentes arriveraient en même temps au sol si on supprime la « résistance » de l’air.


Baromètre de Torricelli
          Son disciple, Evangelista Torricelli, n’accordait aucun crédit à cette « résistance » de la nature à la création de vide. Selon lui, la difficulté à produire du vide découlait directement des effets du poids de l’air ambiant, lequel était, par conséquent, la cause première. En 1644, une lettre de Torricelli à Ricci atteste du succès d’une expérience portant sur le vide : Torricelli comprit que la pression atmosphérique était en jeu. Il prit pour son expérience un bac et un tube d'un mètre de long bouché à une extrémité. Il remplit le tube de mercure et le déposa ensuite dans le bac, le bout ouvert dans le mercure. Il observa que le tube se vidait partiellement et que le niveau de mercure se stabilisait à environ 760 mm au-dessus de la surface du bac (le poids du mercure tend à faire se vider le tube, mais la force de pression exercée par l'air sur le mercure contenu dans le bac s'y oppose. L'équilibre entre ces deux force est atteint lorsqu'il reste 760 mm de mercure dans le tube). Il soumit l'hypothèse suivante à un collègue : "L'air (la pression atmosphérique) pèse sur le mercure de la cuve, ce qui empêche le mercure de descendre complètement et le tube de se vider. Après réflexion sur cette expérience, il comprit qu'il venait de faire le vide dans le haut du tube.
          A part cette expérience, tout portait à croire que le vide ne pouvait pas se produire et beaucoup de physiciens étaient d’accord pour soutenir qu’une certaine matière emplissait l’espace en haut du tube. Torricelli parlait, lui, avec prudence, de vide ou de « matière extrêmement raréfiée ».

          Blaise pascal, le célèbre auteur des Pensées, se penche également sur la question du vide. En 1646, il refait l’expérience barométrique proposée par Torricelli et observe la même chose que ce dernier. Il propose prudemment que « cet espace qui paraissait vide était de l’air, lequel, pour éviter le vide, aurait pénétré le verre et serait entré par ses pores ». Cependant, il ne s’arrête pas là et essaye de montrer par l’expérience que le vide est possible. Il utilise une seringue de verre et une cuve pleine d’eau. Il vide l’air de la seringue grâce au piston et bouche l’orifice à l’aide de son doigt. Il plonge le tout dans l’eau et tire le piston vers le haut. Il ressent alors une aspiration. Il y a un vide apparent dans la seringue car il n’y a ni eau ni air. De plus, cette sensation d’aspiration sur le doigt renforce la sensation visuelle de cet espace vide. Quand Pascal enlevait le doigt, alors l’eau montait rapidement dans la seringue, preuve, peut-être que l’espace de la seringue était dépourvu de toute matière.
          Cependant, le débat faisait encore rage et le plus véhément détracteur de Pascal était le père Etienne Noël, jésuite et ancien maître de Descartes. Pour apporter de nouveaux arguments, Pascal propose une autre expérience en 1648 : la pression atmosphérique devrait être différente en ville (à Clermont-Ferrand) et en haut de la montagne la plus proche, le Puy de Dôme, où la pression doit être inférieure à la pression régnant au niveau de la ville. Pascal fait donc transporter par son beau-frère, Florin Périer, un tube de Torricelli en haut du Puy-de-Dôme. Des curés et des savants suivent l'expérience. Grâce au tube-témoin en ville, la présence de vide est démontrée. Ce vide apparent est-il absolu ? La science de l’époque était incapable d’y répondre.


hémisphères de Magdebourg
          Le chanoine français Gassendi y travaille, mais ne montre pas de résultats concluants sur cette question. Pour lui il y a deux catégories d’espace vide : le vide momentané qui n’existe que pendant un très court instant (par exemple quand la flamme sort d’un canon […] il demeure au-dedans du canon un espace vide ») et le vide « permanent » qui, lui, est stable dans le temps. Il fabrique donc des cloches à vide et met des petits animaux dedans. Ses derniers meurent, mais cette expérience était insuffisante, (car une asphyxie même partielle suffisait à faire mourir les animaux) pour démontrer un vide absolu. Cependant, il se rend compte de la non-propagation des ondes sonores dans le vide, car il avait compris que le son nécessitait un fluide pour se propager.


          Le vide expérimental connait son essor aux alentours de 1650, quand Otto Von Guericke invente la première pompe pneumatique qui permet de vider un récipient de l’air qu’il contient (principe utilisé par Gassendi). Ce physicien allemand réalisa de nombreuses expériences sur le vide, dont celle, spectaculaire, des hémisphères de Magdebourg en 1654 :
          Il assemble deux demi-sphères de laiton creuses et fait le vide à l’intérieur grâce à une pompe pneumatique. Il attelle des chevaux pour essayer de séparer les deux hémisphères et il faudra deux attelages de huit chevaux pour y arriver. Cela démontrait avec éclat que l’air peut exercer une force considérable si on lui oppose le vide.


          Très rapidement, on se mit à chercher des applications du vide et des effets de la pression atmosphérique. Le développement de la machine à vapeur en fut l'une des premières.

3/: Et aujourd'hui ?

          Les techniques afin de créer du vide se sont améliorées, toutefois, on n'arrive toujours pas à obtenir le vide absolu sur Terre. Voici les différents niveau de vide à considérer :
                     - Le vide primaire, pour une pression comprise entre 1000 hPa et 0,1 Pa.
                     - Le vide secondaire, pour une pression comprise entre 0,1 Pa et 1 µPa.
                     - L'ultra haut vide, pour une pression comprise entre 1 µPa et 1 nPa.
Pompe turbomoléculaire
        

       On utilise des pompes plus où moins efficace en fonction du vide souhaité. Pour avoir un vide primaire, on peut se servir d'une trompe à eau ou d'une pompe à palette. Pour un vide secondaire, une pompe turbomoléculaire (la turbine tourne entre 20 000 et 60 000 tours/minute). Enfin, pour un vide poussé, il faut utiliser une cryopompe. Avec le froid, les molécules d'air voient leur énergie cinétique diminuer, les rendant plus simples à pomper. Elle fonctionne avec de l'hélium liquide.

          Et au-delà du nanopascal ? Pour l'instant sur Terre rien, ce n'est pas possible. Même en améliorant l'étanchéité des pompes, les enceintes sont soumises au phénomène de "dégazage". Aussi lisses que soient les parois de l'enceinte de la pompe, ces dernières présentes toujours des aspérités, des irrégularités dans lesquelles se logent des molécules de gaz. Lorsqu'on soumet cette paroi dans le vide (c'est-à-dire à une très faible pression), les molécules prisonnières "se libèrent" et passent dans le volume de l'enceinte : on dit que les parois dégazent.

          Pourquoi faire du vide ? Les applications sont multiples, en voici quelques unes :
- La conservation des aliments. Le vide est une étape importante de la lyophilisation (anciennement appelée cryodessication). On peut également placer les aliments sous vide. Ainsi, on diminue la quantité d'eau et de dioxygène, ce qui ralentit la dégradation des aliments.
- Diminuer la conduction thermique et la conduction phonique pour l'isolation des bâtiments.
- Les lampes à incandescence (lampe à vapeur de sodium et de mercure que nous avons utilisé dans le TP-cours sur les spectres).


- Les accélérateurs de particules, pour éviter les chocs. Ce domaine a forcé le développement des techniques de pompage et de création du vide.

dimanche 10 novembre 2013

Pour aller plus loin : La démarche de Mendeleïev



I/: Un aperçu de la Chimie au XIX°

          C'est au cours de ce siècle que la chimie prend véritablement son essor  avec la théorie atomique, la naissance de la chimie organique, la chimie structurale, le classement des éléments par Mendeleïev et la classification périodique des éléments. À la fin du siècle, physique et chimie contribueront à la découverte de la radioactivité.

  • La théorie atomique :
Dr. Dalton, F.R.S. - president of the Literary & Philosophical Society, Manchester
J. Dalton
En 1808, John Dalton publia son hypothèse atomique. Il pensait que l'atome n'était pas seulement une particule qui constituait la matière, mais qu'il existait des atomes différents pour chaque élément. Par exemple, l'hydrogène et l'oxygène sont deux particules différentes.  De plus, il affirma que les masses relatives (aujourd'hui, on parle de masse atomique) de chaque élément sont différentes - ce qui n'avait jamais été avancé auparavant. Il établit une table des masses relatives à tous les éléments connus à l'époque, en choisissant arbitrairement comme unité de masse celle de l'oxygène. La théorie de Dalton comportait de nombreuses erreurs, mais elle servit de fondement à des hypothèses ultérieures qui allaient révolutionner la chimie théorique. (Image  LOC)

En 1811, Amedeo Avogadro supposa que des volumes égaux de gaz dans les mêmes conditions de température et de pression ont le même nombre de molécules (Loi d'Avogadro-Ampère que nous verrons plus tard dans l'année). Il établit une distinction entre molécules et atomes : une molécule est un édifices d'atomes.

  • L'électrochimie :
Potassium pearls
Billes de potassium
Au début du XIXe siècle, la précision en chimie analytique avait énormément progressé. Les chimistes pouvaient ainsi démontrer que les composés simples (métal cuivre Cu, gaz argon Ar, gaz dihydrogène H2, gaz dioxygène O2) contiennent des quantités définies de leurs éléments constitutifs  Cependant, dans certains cas, plus d'un composé pouvait être formé avec les mêmes éléments. En 1800, l'invention par Alessandro Volta de la pile électrique, première cellule électrique véritable, fournit un nouvel outil aux chimistes et conduisit à la découverte de métaux, tels que le sodium et le potassium.

(Image : Images of chemical elements)

  • La chimie organique :
Symbolisation de l'urée
Au XIXe siècle, les progrès les plus importants en chimie concernèrent la chimie organique, dont on associe l'avènement à Friedrich Wöhler qui, en 1828, réussit à transformer un composé minéral - le cyanate d'ammonium - en une substance organique, l'urée. Dans les années 1850, Marcelin Berthelot remit en cause la théorie communément admise aux XVIIe et XVIIIe siècles, selon laquelle les composés organiques ne pouvaient être créés que par des organismes vivants et sous l'effet d'une « force vitale ».


File:Indigoproduktion BASF 1890.JPG
Synthèse de l'indigo dans une usine de la BASF, Allemagne (1890)
Cela rendit possible la prédiction et la préparation de nombreux composés nouveaux, dont un grand nombre de colorants importants, des médicaments et des explosifs, qui donnèrent naissance aux grandes industries chimiques, en particulier en Allemagne.



  • La radioactivité :
À la fin du XIXe siècle, il semblait qu'aucun nouveau domaine important ne restait à développer en
Polonium
chimie et en physique. Cette vue changea radicalement avec la découverte de la radioactivité, en 1896, par Henri Becquerel. En 1898, Pierre et Marie Curie mirent en évidence des éléments radioactifs naturels : le polonium (Po) et le radium (Ra). Au moyen de méthodes chimiques, on isola de nouveaux éléments comme le radium et on parvint à en séparer les isotopes notamment grâce aux travaux de Francis Aston.
 (Image : Images of chemical elements)


  • Interdisciplinarité de la chimie :



Au XIXe siècle, d'autres domaines de la chimie apparurent. Stimulés par les progrès réalisés en physique, des chimistes cherchèrent à appliquer des méthodes mathématiques à leur science. L'étude des vitesses de réaction conduisit au développement des théories cinétiques, appliquées à l'industrie et à la science pure. On reconnut que la chaleur était due à un mouvement de particules à l'échelle atomique, c'est-à-dire à un phénomène cinétique. La chaleur ne fut alors plus considérée comme un composé, ce qui permit l'avènement de la thermodynamique. L'étude des spectres d'émission et d'absorption des éléments et des composés devint importante à la fois pour les chimistes et les physiciens, conduisant au développement de la spectroscopie.



II/: Les travaux de Mendeleïev.

Mendeleïev par le peintre Ilya Repin
Mendeleïev a fait ses études à la faculté des sciences naturelles et mathématiques de l’institut pédagogique de Pétersbourg : « Les professeurs, écrit Mendeleïev, étaient des savants de premier plan, comme Ostrogradski en mathématiques, Savitch en astronomie, Lenz et Kupfer en physique, Brandt en zoologie, Voskressenski en chimie, etc. »

Une intense bataille d’idées se déroulait alors en chimie, entre les partisans de la théorie atomiste et leurs opposants principaux les équivalentistes

En janvier, l’Université envoie Mendeleïev en stage à l’étranger " pour s’y perfectionner dans les sciences ". C’est pourquoi les jeunes savants russes envoyés à l’étranger se groupaient en cercles, qui jouèrent un grand rôle dans la formation de leurs membres.

Mendeleïev part en avril 1859 et décide de se rendre à Heidelberg, où travaillaient à cette époque deux éminents savants, Kirchhoff et Bunsen.

Un événement capital, pendant le séjour de Mendeleïev à Heidelberg, fut le Ier Congrès international des chimistes à Karlsruhe (3-5 septembre 1860).

        2.1/: Le Congrès de Karlsruhe.

On sait que les chimistes usent d’un langage conventionnel où les corps sont symbolisés par une ou deux lettres : C pour le carbone, O pour l’oxygène, Si pour le silicium, etc. Chacune de ces lettres représente un corps déterminé et en même temps son poids atomique. Ainsi, lorsqu’on écrit la formule du sel de cuisine, NaCl, on indique qu’une molécule de ce corps composé contient un atome de sodium (Na) et un atome de chlore (Cl), et aussi qu’il y a 23 grammes de sodium pour 35,5 grammes de chlore.

Les choses étaient loin d’être aussi claires au milieu du XIX° siècle. Née avec Lomonossov et surtout Lavoisier au XVIII° siècle, la chimie moderne progressait à pas de géant, mais au milieu d’une certaine confusion théorique. La notion d’atome était contestée, ou confondue avec celle de molécule. Pourtant, le début du siècle avait été marqué par de grand succès de la théorie atomique, qui avait commencé à acquérir une base expérimentale. Etudiant les combinaisons, le chimiste français Proust avait établi qu’elles étaient caractérisées par une composition chimique absolument invariable. Le grand chimiste anglais Dalton, qui l’avait soutenu, fit un pas de plus, d’une importance capitale. Reprenant la théorie atomique des Anciens, de Démocrite et de Lucrèce, et l’appuyant sur les données de l’expérience, il admit que tous les corps étaient composés d’une infinité de petites particules identiques et insécables, les atomes, qui avaient la propriété de s’attirer les uns les autres et surtout d’avoir une masse constante et bien déterminée, différente pour chaque corps. Il en résultait que, si deux corps simples sont susceptibles de donner plusieurs corps composés, un nombre entier d’atomes de l’un de ces éléments doit s’unir à un nombre entier d’atomes de l’autre élément. Par exemple, un atome de carbone peut s’unir à un atome d’oxygène pour former l’oxyde de carbone CO, ou à deux pour former le gaz carbonique CO2, mais pas à une quantité intermédiaire comme 1,2 ou 1,5 atome d’oxygène. La terminologie de Dalton était cependant incertaine. C’est ainsi qu’il parlait d’ « atomes complexes » là où nous parlons aujourd’hui de molécules.

Quelques années plus tard, étudiant les combinaisons gazeuses, le chimiste français Gay-Lussac établissait que lorsque deux gaz se combinent, leurs volumes sont entre eux dans un rapport simple. Ainsi, l’oxygène et l’hydrogène se combinent dans des proportions respectives de 1 volume à 2 pour former l’eau. Pour que l’hypothèse atomique fût vérifiée, il fallait encore supposer que des volumes égaux de gaz contenaient le même nombre de particules.

SCETI Library
C’est ce que fit le physicien italien Avogadro et, après lui, le physicien français Ampère. Considérant que les gaz et les vapeurs se dilatent ou se contractent tous de la même quantité lors de variations identiques de température ou de pression, il admit que des volumes égaux de gaz ou de vapeurs contenaient tous un nombre égal de particules (ou molécules) équidistantes et, par conséquent, que le poids moléculaire était proportionnel aux densités gazeuses.

Avogadro supposa arbitrairement que les gaz simples étaient constitués par des molécules composées de deux atomes. Mais nous savons aujourd’hui que les molécules des éléments chimiques ne sont pas toutes biatomiques à l’état de vapeur : il y a quatre atomes dans les molécules de phosphore et d’arsenic, et un seul dans celles de mercure et de cadmium. Il en résultait des contradictions apparemment insurmontables suivant que les poids atomiques étaient déterminés d’après les hypothèses d’Avogadro ou par d’autres voies.

Aussi la théorie atomique était-elle fortement battue en brèche, à l’époque, par celle des équivalents, dont l’un des plus brillants représentants était le chimiste français Jean-Baptiste Dumas. L’équivalent d’un corps était le poids de ce corps qui équivalait au poids d’une unité d’hydrogène. Les équivalentistes écrivaient la formule de l’eau HO, en adoptant pour équivalents de l’hydrogène et de l’oxygène, respectivement, H=1 et O=8. Les atomistes, eux, adoptaient la notation H2O, avec H=1 et O=16. La différence semble secondaire, le rapport entre le poids d’hydrogène et celui d’oxygène restant le même : de 1 à 8. Mais il est très important qu’une formule chimique reflète fidèlement la constitution moléculaire du corps étudié, et celle-ci peut être extrêmement complexe, surtout en chimie organique (qui étudie les substances organiques, c’est-à-dire les corps purs extraits des produits par les organismes animaux et végétaux, qu’on a cru produits par une mystérieuse « force vitale » et non synthétisable, jusqu’en 1828 où le chimiste allemand Wöhler réalisa la synthèse de l’urée).

Karlsruhe vers 1900



       Le congrès de Karlsruhe fut convoqué sur l’initiative de trois chimistes partisans de la théorie atomique : le français Wurtz et les allemands Kekulé et Weltzien. Les principaux chimistes du monde entier reçurent une lettre circulaire, portant quarante-cinq signatures, et où il était dit, notamment : « Un tel congrès ne saurait, selon les soussignés, aboutir à des conclusions définitives et obligatoires pour tous. Mais il pourrait, par la voie de discussions, éliminer un grand nombre de malentendus. En particulier, il pourrait faciliter un accord au sujet des points essentiels suivants : 
(Image : LOC)
      Des définitions plus précises des notions d’atome, de molécule, d’équivalent, d’atomicité, de polyacidité, etc., l’examen de l’équivalence réelle des corps et de leurs formules, de l’adoption d’un plan de nomenclature rationnelle. »

Ce travail d’unification s’imposait, de toute évidence. N’était-on pas allé jusqu’à proposer que chaque article de chimie publié dans une revue fût accompagné d’une clef particulière, comme en musique ?

Près de 150 savants répondirent à l’appel. Une commission de 30 délégués (dont Mendeleïev), mit au point les questions à soumettre au congrès. 

En Russie, les idées nouvelles furent adoptées beaucoup plus vite. Mendeleïev les développa dès l’année suivante dans son manuel de chimie organique. Il devait dire plus tard : « Je considère comme une étape décisive, dans le développement de mes idées sur la loi périodique, l’année 1860, celle du congrès des chimistes à Karlsruhe, auquel j’ai participé, et les idées exprimées à ce congrès par le chimiste italien S. Cannizzaro. C’est lui que je tiens pour mon vrai précurseur, car les poids atomiques établis par lui m’ont donné le point d’appui indispensable. J’ai remarqué aussitôt que les changements de poids atomiques qu’il proposait apportaient une nouvelle harmonie dans les groupements de Dumas, et c’est dès ce moment que j’ai eu l’intuition d’une périodicité possible des propriétés des éléments dans l’ordre croissant des poids atomiques. Je fus arrêté, cependant, par des inexactitudes dans les poids atomiques adoptés à l’époque ; une seule conviction demeura clairement établie : c’était dans cette direction qu’il fallait travailler. »
Mendeleïev repart en Russie en février 1861.

         2.2/: Premières tentatives de classements.

CouvertureEn 1867,  Mendeleïev commence à enseigner la chimie générale (qu’il appelle « générale » pour marquer son opposition à la séparation entre chimie minérale et chimie organique). Voulant proposer un manuel à ses étudiants, il n’en trouve aucun qui le satisfasse pleinement et décide d’en rédiger un lui-même. Ce seront les célèbres Principes de Chimie, dont la première partie paraîtra, par fascicules, en 1868-1869, et la seconde en 1870-1871. « Comme j’étais mon propre éditeur, j’ai retiré de ce livre un avantage matériel, et ensuite il m’a procuré, par ses rééditions, l’essentiel de mes revenus annexes. Il y a là beaucoup d’idées personnelles de détail, mais surtout celle de la périodicité des éléments, que j’ai trouvée précisément en travaillant à mes Principes de chimie. »

L’idée d’une classification des éléments n’était pas nouvelle en soi. Aristote distinguait déjà la terre, l’eau, l’air et le feu. Les alchimistes ajoutèrent un cinquième élément : la « quintessence ». On en imagina ensuite trois autres : le mercure, le soufre et le sel « philosophiques » ; par exemple, si un corps présentait l’aspect métallique, on disait qu’il renfermait du « mercure », ce mot représentant un symbole et non une substance.

Au début du XVII° siècle, le langage de la chimie était encore très mal défini. Le même mot « alcali » désignait à la fois la soude (NaOH) et la potasse (KOH). Un même corps, le sulfate de potassium, s’appelait indifféremment : « vitriol de potasse », « sel de duobus », « arcanum duplicatum »…On prenait parfois pour des corps distincts une même substance obtenue par des voies différentes. Quant à la constitution des corps composés, il est certain que des appellations comme « cristaux de Vénus » ou « fleurs de Jupiter » laissaient difficilement deviner qu’il s’agissait de notre nitrate de cuivre et de notre oxyde d’étain.
Lavoisier et son épouse, par David

A la fin du XVIII° siècle, Lavoisier (guillotiné en 1794…), dresse une liste des trente-quatre éléments connus à l’époque, en considérant comme tels « toutes les substances que nous n’avons encore pu décomposer par aucun moyen » : l’oxygène, l’hydrogène, l’azote, le carbone, etc. L’eau est reconnue pour contenir de l’oxygène et de l’hydrogène. Ce n’est pas un corps simple, pas plus que l’air, qui contient de l’oxygène et de l’azote. Notons que Lavoisier classe encore la lumière et le calorique parmi les substances non décomposées. […]

Grâce à différentes méthodes physiques et chimiques, on continue à découvrir les éléments constituants de telles ou telles combinaisons et on les classe en familles d’après leurs propriétés. On distingue tout d’abord deux grandes catégories : les métaux et les métalloïdes. Un métal est un corps solide à la température ordinaire (sauf le mercure), bon conducteur de la chaleur et de l’électricité ; quand il est poli, il a un aspect brillant (l’éclat métallique) ; il est plastique, c’est-à-dire susceptible de se déformer sans se rompre. Il se combine généralement à de l’oxygène pour donner un oxyde ayant des propriétés basiques. Par contre, un métalloïde est soit un gaz (oxygène, azote, etc.), soit un solide isolant (soufre, carbone, phosphore, etc.). Lorsqu’il se combine à l’oxygène, le produit n’a jamais de propriétés basiques ; le plus souvent, il donne un acide avec de l’eau. Ces propriétés sont plus ou moins accusées.

Autres rapprochements : certains éléments chimiquement semblables sont tels que le poids atomique de l’un est la moyenne arithmétique des poids atomiques des deux autres. Ils forment ce que le chimiste allemand Döbereiner appellera des Triades. Exemple : le lithium (poids atomique : 7), le sodium (23), le potassium (39) ; en effet, 7 + 39 = 46 = 2 x 23. Dumas classe les métalloïdes par familles naturelles : famille des éléments chlore, brome et iode ; famille des éléments oxygène, soufre et sélénium, etc. En 1867, l’anglais Lenssen dispose tous les éléments connus à l’époque en vingt triades, où il ne parvient d’ailleurs pas à faire entrer l’hydrogène ni le mercure.

Vis tellurique
Mais l’idée d’une périodicité des éléments n’apparaît pour la première fois que chez le français Béguyer de Chancourtois. En 1862, il a l’idée de disposer une cinquantaine d’éléments suivant une hélice enroulée sur un cylindre vertical, à la manière d’une rampe d’escalier en colimaçon, et dans l’ordre de leur poids atomiques croissants. Il met ainsi en évidence le fait que des corps chimiquement voisins se retrouvent sur une même verticale. Mais les exceptions sont nombreuses et la « vis tellurique » (du nom du tellure qui était le dernier corps de la série) est vite oubliée.

L’allemand Lothar Meyer réunit dans un tableau vingt-huit éléments, groupés en cinq colonnes verticales selon leur valence (nombre de liaisons que peut engager un atome). Il établit que, dans chaque colonne, les poids atomiques s’accroissent selon une loi particulière : 16 unités, puis 45, puis 90. Mais il s’en tient à cette constatation, et ne remarque pas le lien interne existant entre tous les éléments, et pas seulement ceux de son tableau.
Il y eut ainsi, de la fin du XVIII° siècle au milieu du XIX° siècle, une cinquantaine de tentatives de systématisation des éléments. Certains auteurs prenaient pour base le poids atomiques, d’autres les équivalents, d’autres encore la valence. Les uns passaient de « l’individuel » (les éléments) au « particulier » (les groupes naturels ou familles) ; les autres, comme Chancourtois, cherchaient à sauter directement de « l’individuel » au « général » (le système d’ensemble). Seul Mendeleïev devait parcourir successivement les trois étapes, en tenant compte à la fois des poids atomiques et des fonctions chimiques.

         2.3/: La loi périodique.

On sait à peu près aujourd’hui, grâce à la publication des archives scientifiques de Mendeleïev, par les soins notamment de sa fille Maria Mendeleïeva-Kouzmina (1886-1952), et grâce aussi aux travaux du professeur B. M. Kédrov, comment s’est faite la découverte de la loi périodique.

Réfléchissons d’abord à ce qu’impliquent les mots : « découverte » et « loi ». Tous les chercheurs précédents avaient essayé d’inventer des systèmes plus ou moins subtils de classification générale des éléments connus, ou même, plus simplement, de déterminer les propriétés et les rapports de ceux des éléments qui pouvaient être associés au sein de tel ou tel groupe. Mais ces constructions de l’esprit risquaient de s’effondrer dès qu’un élément nouvellement découvert venait rompre l’ordre si péniblement établi. Or, ces nouveaux éléments se multipliaient : le césium (1860), le rubidium et le thallium (1861), l’indium (1863), l’hélium (1868).

D’autre part, l’imperfection des mesures et surtout la confusion théorique (qui subsistait encore malgré le congrès de Karlsruhe) entre les notions d’atome, de molécule et d’équivalent, entraînaient des imprécisions dans la détermination des poids atomiques et mettaient en cause toute classification reposant sur ce critère uniquement. De même, la notion de valence, introduite en 1852 seulement par Frankland, n’était pas suffisamment approfondie, ce qui conduisait à attribuer des formules inexactes à des corps composés, d’où une autre source d’erreurs pour les poids atomiques, établis très souvent par référence et comparaison.

La défiance à l’égard des théories générales et des systèmes était si grande que les chercheurs préféraient accumuler des faits et, par exemple, étudier la synthèse de nouveaux corps organiques. Il fallait une grande audace intellectuelle pour supposer et proclamer l’existence d’une « loi naturelle » associant les éléments connus et ceux encore inconnus. Et il fallait également une très riche expérience pratique pour « découvrir » cette loi en distinguant l’accessoire de l’essentiel, en dégageant la vérité dissimulée sous des erreurs de tous genres, à l’exemple du sculpteur qui « sort » la statue du bloc de marbre où elle était enclose, mais où il avait su la voir.

On a souvent écrit que Mendeleïev avait disposé tous les éléments connus à son époque dans l’ordre des poids atomiques croissants et que , voyant se succéder à des intervalles plus ou moins réguliers des corps appartenant à des « familles » déterminées, il avait juxtaposé des tronçons ou périodes de longueur inégale pour mettre en évidence ces groupes naturels. C’est oublier l’un des plus grands mérites de Mendeleïev, qui est précisément d’avoir osé modifier au préalable un grand nombre de poids atomiques pour constituer son tableau. Et, pour ce faire, il a commencé par étudier les groupes naturels en confrontant les plus dissemblables voire les plus opposés.

C’est ainsi qu’il prend d’une part, le groupe des métaux dits alcalins : le potassium (K), le lithium (Li), le sodium (Na), le rubidium (Rb) et le césium (Cs), et, d’autre part, le groupe des métalloïdes dits halogènes : le brome (Br), l’iode (I), le fluor (F) et le chlore (Cl).

Le nom de chaque élément est inscrit sur un carton avec son poids atomique et les formules des principales combinaisons dont il fait partie. Et Mendeleïev cherche inlassablement le secret de sa « réussite » en groupant et regroupant ses cartons. En plaçant les métaux alcalins dans l’ordre de leur poids atomiques, il obtient la série : Li (7), Na (23), K (39), Rb (85,4), Cs (133). Or, il constate que l’activité chimique (réactivité, plus un élément est stable, moins il est réactif. Ainsi, les gaz nobles sont dits inertes, car comme ils sont très stables, ils ne prennent part à aucune réaction chimique) va croissant de l’élément le plus léger à l’élément le plus lourd.

Même essai avec les halogènes : F (19), Cl (35,5), Br (80), I (127). Et même constatation, avec cette différence que l’activité chimique, au lieu de croître, va décroissant du fluor à l’iode. Les deux groupes d’éléments manifestent là un nouvel aspect de leur opposition. Mais, dans un cas comme dans l’autre, il y a indiscutablement une relation de dépendance entre les propriétés chimiques et les poids atomiques des éléments.


          Les poids atomiques des éléments les plus nettement opposés au point de vue chimique que sont le sodium et le fluor, le potassium et le chlore, le rubidium et le brome, le césium et l'iode, ne diffère que de quelques unités. D'autre part, aucun élément connu ne peut être intercalé, quant à son poids atomique, entre ses "frères ennemis". Il en résulte que tous les éléments doivent se répartir de part et d'autre de ces deux rangées (ce qu'exprimera la première version du tableau), à moins qu'ils ne soient encadrés par elles (c'est cette version, publiée dès 1871 dans la première édition des Principes de chimie, qui est encore à la base du tableau actuel).

         En reprenant alors les premiers de ses cartons et en les alignant dans l'ordre des poids atomiques croissants, Mendeleïev obtient le résultat suivant :



La succession régulière n’est rompue que deux fois : le bore trivalent succède au lithium monovalent, et le béryllium, métal trivalent, vient se placer après l'azote, métalloïde pentavalent. Si le béryllium était bivalent, son poids atomique serait de 9,4 ; ce qui rétablirait la continuité dans la progression de 1 à 7 de la valence. D'ailleurs, le béryllium est très proche, par ses propriétés, du magnésium, du calcium et du baryum, qui sont des métaux bivalents. Et Mendeleïev rectifie hardiment le poids atomique admis jusque-là pour le béryllium. Il continue ainsi de proche en proche, corrigeant d'autres données et laissant des places vides pour des éléments encore inconnus, mais dont il prédit la découverte.

Pour accomplir ce travail de synthèse, il est obligé de faire plus ou moins violence à 28 éléments sur 63. Parler ici d'intuition pure ou d'inspiration surgie au cours du sommeil serait faire bon marché des recherches antérieures de Mendeleïev, du lent cheminement qui lui a fait explorer, pendant quinze ans, toutes les voies conduisant à sa découverte.

Le 17 février (1er mars d'après le calendrier actuel) 1869, Mendeleïev met au net la première version de son tableau et l'expédie à l'imprimerie. Quelques jours plus tard, le texte est composé (quelques exemplaires portent le titre en français : Essai d'un système des éléments d'après leur poids atomiques et fonctions chimiques) et adressé à un certain nombre de savants russes et étrangers. Le 6 mars suivant, devant la Société chimique russe, N. Menchoutkine présente le rapport de Mendeleïev : Relation entre les propriétés et le poids atomique des éléments, qui sera publié dans le Journal de la société chimique russe (1869, 1ère année, vol. 2 et 3, p. 60-77). En voici les conclusions :

I. Les éléments disposés d'après la grandeur de leur poids atomiques présentent une périodicité manifeste de leurs propriétés.

II. Les éléments qui se ressemblent par leurs fonctions chimiques présentent des poids atomiques soit voisins (comme Pt, Ir, Os), soit régulièrement et uniformément croissant (comme K, Rb, Cs). L'uniformité de cet accroissement dans les différents groupes a échappé aux observateurs précédents parce qu'ils n'ont pas utilisé dans leurs comparaisons les conclusions de Gerhardt, Regnault, Cannizzaro, etc., qui ont établi la vraie grandeur du poids atomique des éléments.

III. La disposition des éléments ou de leurs groupes d'après la grandeur du poids atomique correspond à leur atomicité [valence] et, jusqu'à un certain point, à leur différences au point de vue chimique, ce qui apparaît clairement dans la série : Li, Be, B, C, N, O, F, et que l'on retrouve dans les autres séries.

IV. Les corps simples les plus répandus dans la nature ont un poids atomique faible, et tous les éléments de poids atomique faible sont caractérisés par des propriétés bien tranchées. Pour cette raison, ce sont des éléments typiques. L'hydrogène, en tant qu'élément le plus léger, est choisi à juste titre comme le plus typique,

V. La grandeur du poids atomique détermine le caractère de l'élément, car la grandeur de la particule [molécule] détermine les propriétés d'un corps composé et, de ce fait, lorsqu'on étudie les combinaisons, il faut prêter attention non seulement aux propriétés et au nombre des éléments, non seulement à leur action réciproque, mais aussi au poids de leurs atomes. C'est ainsi, par exemple, que les combinaisons de S et Te, Cl et I, etc., présentent malgré leur similitude des différences très accusées.

VI. Il faut s'attendre à la découverte de nombreux corps simples inconnus ressemblant, par exemple, à Al et Si, et ayant un poids atomique compris entre 65 et 75.

VII. La grandeur du poids atomique d'un élément peut quelque fois être corrigée, si l'on connaît ses analogies. Ainsi, celui de Te doit être, non pas de 128, mais 123-126 ?

VIII. Certaines analogies des éléments apparaissent en considérant le poids de leur atome. Ainsi, l'uranium apparaît comme l'analogue du bore et de l'aluminium, ce qui est justifié par la comparaison de leurs composés. [Un peu plus tard, dans son article Sur la place du cérium dans le système des éléments, 24 novembre 1870, Mendeleïev rectifie le poids atomique de l'uranium : 2240 au lieu de 116, et le classe dans le VI° groupe, avec le chrome, le molybdène et le tungstène.]

Mendeleïev ajoute que "certaines conclusions relatives aux propriétés tant chimiques que physiques des éléments qui manquent encore dans le système et qui n'ont pas encore été découverts, mais dont la découverte et très probable". Le nom qu'il leur donne dérive de celui de l'élément auquel ils font suite, précédé de la syllabe eka, du mot sanscrit qui signifie un. Et il décrit tout au long de huit pages les propriétés "hypothétiques de l'ekabore, de l'ekasilicium et de l'ekaaluminium. Ces trois éléments seront découverts, respectivement, en 1875, en 1879, et en 1886, et leurs caractéristiques répondront, à quelques détails près, aux prévisions de Mendeleïev.

L'accueil du monde scientifique est et restera longtemps encore très réservé. Le savant anglais Rutherford a donné à cet égard une explication très plausible : "Au début, les idées de Mendeleïev retinrent peu l'attention, car les chimistes de son temps s'attachaient davantage à rassembler et établir des faits qu'à réfléchir aux rapports existant entre eux.



III/: La confirmation définitive de Moseley.

Henry Moseley
En ce qui concerne la découverte du physicien britannique Henry Moseley reliant le spectre électromagnétique des atomes à leur numéro atomique Z, pour mieux comprendre son rôle dans l'histoire de la classification, il faut se replacer dans le contexte du début du XX° siècle. La découverte de la radioactivité remet en cause la nature des éléments et de ce fait la classification. Comment un élément pourrait changer de nature ? La transmutation d'éléments est une hypothèse déraisonnable, car l'individualité de ces derniers et l'immuabilité des atomes sont des principes bien ancrés dans la chimie du XIX° siècle. "L'explosion démographique" des éléments au court du dernier siècle elle aussi est problématique : où placer les terres rares et les gaz nobles ? Et comment expliquer ces inversions dans le tableau entre l'iode ou le tellure, ou alors entre le nickel et le cobalt ? En un siècle on est passé de 33 corps simples à 81. 


Radiographie de la main de l'épouse de Röntgen
Les physiciens s'intéressent aux rayonnements et découvrent que la lumière n'est pas l'unique. En 1895, Wilhelm Röntgen découvre l'existence des rayons X, et un an plus tard Becquerel quant à lui découvre que l'uranium émet un rayonnement inconnu, qu'il nomme « rayonnement uranique ». Rutherford, professeur de Henry Moseley, étudie le thorium, et remarque que comme l'uranium cet élément dégage une émanation radioactive. En collaboration du chimiste Frederick Soddy, il montre en 1902 que les émanations du thorium sont bien des atomes radioactifs, mais sans être du thorium, et que la radioactivité s'accompagne donc d'une désintégration des éléments. Cette découverte provoque une grande agitation parmi les chimistes, très attachés comme nous l'avons précisé au concept d'indestructibilité de la matière. Avec Frederick Soddy, il estime que le dégagement d'énergie dû aux désintégrations nucléaires est de 20 000 à 100 000 fois plus important que celui qui résulterait d'une réaction chimique. Cette idée d'une grande énergie potentielle contenue dans les atomes trouve un début de confirmation théorique avec la découverte d'Einstein de l'équivalence masse-énergie en 1905.


Pierre et Marie Curie
En 1902, Mendeleïev se rend à Paris pour y rencontrer Pierre et Marie Curie afin d'observer les rayonnements émis par l'uranium, le polonium et le thorium. La transmutation n'est qu'une fable d'alchimiste. Il tente d'expliquer la radioactivité par une interaction entre des atomes lourds et l'éther infiniment léger qu'il place dans la colonne des gaz inerte de la classification. Mais l'éther n'y restera que trois ans à cette place dont il sera délogé en 1905 suite à l'énoncé du principe de relativité d'Einstein, qui supprime la nécessité de l'éther pour la propagation des ondes électro-magnétiques. Mais tout ceci ébranle l'explication de Mendeleïev.

La réponse tant attendue viendra du modèle de l'atome de Niels Bohr et des travaux de Moseley en 1913. Il faut absolument avoir à l’esprit qu’à l’époque peu de scientifiques croyaient à l’existence du noyau atomique. Rutherford avait émis l’hypothèse d’un noyau compact, fortement positif seulement deux ans auparavant. Moseley associa la place d’un élément dans la table à une caractéristique physique en rendant le numéro atomique égal à la charge nucléaire positive. Il prouva ainsi que la disposition des éléments découlait d’une appréhension correcte de la structure de l’atome. Les anomalies comme celles du nickel et du cobalt trouvaient une explication tangible.